Le calme était revenu. Une paix étrange, comme suspendue entre l’absurde et le sacré. L’aéronef avait disparu. La centrale crachait désormais ses volutes de vapeur comme une respiration retrouvée d’un monde qui n’avait rien compris.
Paul, méthodique, rangeait le matériel de cuisine dans une caisse en plastique. Il essuyait chaque couvert avec un chiffon qu’il avait trouvé dans la boîte à gants, empilait les bols vides, refermait les sacs de pain et la tomme entamée. Les gestes étaient simples, précis, presque cérémoniels. Il travaillait dans le silence.
Un peu à l’écart, Manon berçait doucement l’enfant contre son épaule. Le bébé s’était endormi, la bouche encore humide de jus de fruits. Elle caressait ses cheveux en murmurant quelque chose d’incompréhensible, une chanson sans paroles, juste un rythme de souffle et de tendresse.
Justine, quant à elle, s’était installée à l’arrière de son véhicule. Allongée en travers de la banquette, une main sur le ventre, l’autre sur le front, elle digérait bruyamment un excès de sandwich et d’émotions. Ses chaussures traînaient par terre, les lacets défaits. On ne voyait plus d’elle qu’un genou, une jambe pliée, et un soupir intermittent.
À quelques mètres, dans l’ombre projetée par le hayon du 4×4, Leo et Ali étaient assis côte à côte, le dos appuyé contre la carrosserie, les yeux rivés à l’écran que Yaphet faisait défiler. Ce dernier, concentré, tapait à intervalles réguliers, lançait des lignes de commande, arrêtait l’image, agrandissait un détail thermique, un signal audio, puis reprenait le fil.
Le drone s’était écrasé à quelques kilomètres de là, non loin de la centrale. Mais ses données avaient été transférées automatiquement sur le laptop de manière synchronisé.
« L’assistante », IA militaire récupérée dans les locaux de l’ambassade américaine, avait déjà segmenté, traité et indexé l’intégralité du flux. Elle avait classé les sources thermiques, croisé les coordonnées, appliqué des modèles de calcul que personne autour de la table n’aurait su expliquer. Elle n’attendait pas qu’on lui pose des questions : elle répondait avant.
Yaphet fit apparaître une modélisation 3D en infrarouge. Des couches de chaleur s’enroulaient autour du bâtiment de béton, des filaments d’énergie s’échappaient des trappes d’évacuation comme des veines à vif. Il zooma sur un point clignotant en rouge dans l’angle d’une des cheminées.
YAPHET
C’est là que ça devient intéressant…
Ali se pencha un peu plus, fronçant les sourcils. Leo croisa les bras, le regard fixé sur l’écran, mais son esprit ailleurs, encore suspendu quelque part au-dessus de la centrale, là où le silence s’était figé, juste avant l’apparition de l’aéronef triangulaire.
Sur l’écran, les filaments thermiques s’évanouissaient dans des nappes plus floues, et un clignotement anormal persistait dans l’angle supérieur gauche du plan. Yaphet accéléra la lecture d’un extrait, figea une séquence, et relança l’assistante sur un filtre à spectre variable. L’IA répondit instantanément, surimposant à l’image un diagramme sinusoïdal aux pics vertigineux.
YAPHET
Regardez ça…
Ali se pencha en avant, les bras croisés. Leo plissa les yeux. Ils virent s’afficher sur l’écran une série de pulses, réguliers d’abord, puis déformés, comme si une fréquence inconnue avait dérangé les structures internes du signal thermique. L’assistante souligna une zone en rouge. Un encadré s’ouvrit : anomalie vectorielle – intrusion par induction électro-gravitationnelle probable – source non cataloguée .
ALI
Mais c’est quoi ce bordel ? Cette centrale est censée être en circuit fermé. Y a aucun lien réseau, aucune porte d’entrée… même pas un putain de Bluetooth.
YAPHET
Justement. C’est ce qui rend l’intrusion impossible… donc logique pour l’engin.
Un silence. Leo s’accroupit lentement à côté de l’écran, les bras sur les genoux, fixant les données avec une tension croissante. Yaphet reprit, le ton plus bas, comme s’il craignait d’être entendu par la chose, où qu’elle soit.
YAPHET
L’assistante pense que l’aéronef a projeté un signal compressé en ondes scalaires , ou quelque chose d’approchant. Un mode de propagation qui n’a pas besoin d’infrastructure. Pas besoin d’antenne. Pas besoin d’autorisation.
LEO
Tu veux dire qu’il a… ouvert la centrale comme on ouvre une boîte de conserve ?
YAPHET
Non. Il a parlé au système. Et il l’a convaincu.
Ali ricana nerveusement. Leo le regarda sans un mot. Derrière eux, la vapeur s’élevait toujours, lente, épaisse, régulière. Comme si la centrale n’avait jamais été éteinte.
YAPHET
C’est pas un redémarrage technique. C’est comme, comment dire, une prise de contrôle mentale, enfin, je ne peux l’expliquer en langage informatique. Ça me dépasse. L’engin a injecté quelque chose, c’est certain. Mais ce n’est peut-être pas du code. Juste un ordre…
(il marque une pause, puis regarde Leo)
Un ordre que la machine a reconnu comme légitime.
LEO
Tu parles comme si le réacteur avait une conscience.
ALI
Pas une conscience. Mais une hiérarchie. Et là, il a obéi à ce qu’il considère comme supérieur.C’est comme une commande root , niveau super-administrateur.Il a exécuté. Spontanément. Sans filtre. Sans débat.
Ali fit la grimace.Leo sortit deux comprimés d’antidépresseur de sa poche, les avala sans eau, puis adressa à Ali un clin d’œil mi-blasé, mi-complice.Sur l’écran, l’assistante venait d’afficher une ligne sobre mais troublante : autonomie rétablie – cycle de refroidissement validé – émetteur inconnu – procédure conforme au protocoleARK-9 .
ALI
ARK-9, attends voir, c’est quoi ce truc ?
YAPHET
C’est un protocole de redémarrage d’urgence nucléaire classé… américain.
ALI
Comment un engin inconnu peut-il connaître ce protocole ? Et surtout, qu’est qu’il vient foutre dans une centrale nucléaire française ?
Ali fixa Leo avec un regard mauvais. Leo se releva lentement et s’étira en baillant.
LEO
Mais bien sûr, on est partout… C’est pas nouveau. On écoutait déjà les conversations privées des présidents européens avec… comment elle s’appelait déjà, cette saloperie ?…
YAPHET
Le projet PRISM.
LEO
Voilà, merci. Alors un code planqué dans une centrale, franchement… ça choque encore quelqu’un ici ?
Et pour une fois, ça n’a pas tout fait péter. C’est presque un miracle.
YAPHET
Ce protocole… c’est au-delà de ce que les meilleurs hackers — et je parle d’une poignée de types dans le monde — pourraient espérer reproduire. Même avec tout le matos, tout le temps, toute la chance du monde.Ce n’est pas juste technique. C’est… autre chose.
LEO
Tu veux dire… que… ce n’est pas humain ?
YAPHET
Je dis que ce n’est sûrement pas né d’un PowerPoint de la CIA. Même eux n’ont pas ce niveau. La signature est américaine, oui, mais c’est peut-être une relique, datant des premières centrales aux USA ou des sites stratégiques. Une espèce de clé ancienne, dormante… Une sorte de clé universelle… laissée là pour ouvrir les systèmes. Tous les systèmes.
LEO
Laissée par qui ? Par les aliens ?…
(il marque une pause, puis regarde Ali)
Ok, là, ça devient intéressant.
ALI
Et ça serait pas la première fois qu’ils interviennent sur le nucléaire. Yaphet, tu peux nous retrouver les fameuses archives de Fukushima, avec les mots-clés OVNI/PAN.
Yaphet fait défiler un vieux rapport archivé par l’assistante. Une vidéo muette s’ouvre, grainée, tremblante. Un extrait de Fukushima, 2011. Un ballet d’objets aux silhouettes floues, survolant la centrale, juste après l’explosion.
YAPHET
Des rumeurs racontaient qu’après leur passage, le taux de radiation avait chuté sans explication. Les experts parlaient de dispersions atmosphériques anormales, d’un effet de vortex…
ALI
C’est pas nouveau non plus, déjà on en parlait au moment de Tchernobyl, avec les mêmes constatations : passage de l’ovni, chute des radiations.
LEO
Ou alors… ils nettoient le merdier avant de s’installer.
JUSTINE
(depuis l’intérieur de la voiture)
Peut-être qu’ils essaient juste de nous empêcher de tout faire sauter.Mais bon… faut croire que la bienveillance, vous savez pas la lire.Faut que ça sue la couille et l’explosif pour que vous compreniez, c’est ça ?
MANON
(tenant son bébé dans les bras, s’adressant à Leo)
Vous ne devez pas vous occupez de ces choses-là. On doit partir maintenant.
On a un chemin à suivre.