LA CENTRALE

Les deux Humvee sont garés côte à côte sur l’aire de repos, moteurs coupés. Le ciel est grisonnant, la lumière pâle, presque métallique ; on sent l’humidité dans l’air chaud du midi. La pluie est attendue.

Autour d’une première table en lattes de bois, Yaphet, Ali et Leo sont installés. Yaphet reste penché sur son ordinateur portable, concentré, un bol de ramen fumant posé à côté du clavier. Leo, assis en tailleur sur la table, une bière à la main, scrute l’horizon, les yeux plissés. Ali, lui, trône à l’autre bout, jambes pendantes, bouteille de soda ouverte entre les doigts, l’air pensif.

À la table voisine, Justine est assise aux côtés de Paul, devenu le cuisinier du jour. Un petit réchaud portatif crépite encore doucement à sa droite, tandis qu’il verse de l’eau chaude dans trois bols de nouilles instantanées. Il a préparé, seul et avec une rapidité déconcertante, tous les sandwichs du groupe — c’était son job au « Café des gens heureux ». Leo a insisté pour avoir, rien que pour lui, un sandwich au beurre de cacahuètes. Les autres ont eu droit à une garniture à la tomme de Savoie, soigneusement tranchée.

Manon est installée en bout de table. D’une main douce et appliquée, elle tient un petit bol en plastique rempli de mie de pain trempée dans du lait chaud. Son autre bras enlace le bébé, calé contre elle, qui s’amuse à siphonner laborieusement une briquette de jus de fruits déjà vide.

Tout le groupe est tourné vers l’est, en direction de la centrale nucléaire. Au loin, les deux hautes cheminées de Saint-Laurent-Nouan se dressent contre le ciel, massives, impassibles. Aucun panache de vapeur ne s’en échappe.

LEO

Les cheminées ne devraient pas être en train de fumer ?

ALI

Si…

(pause)

Après, si elles sont à l’arrêt, c’est pas plus mal.

LEO

Comment pourrait-on le savoir ? C’était pas censé partir en mode « train fou » ?

ALI

J’en sais rien… peut-être qu’ici, le système d’extinction d’urgence s’est enclenché sans perturbation.

LEO

Ouais… mais pas moyen de le savoir. C’est frustrant ! Yaphet… mon grand. Tu peux interroger l’assistante ?

YAPHET

Oui…

LEO

Juste demander si la centrale de… on est où exactement ?

YAPHET

Saint Laurent-Nouan.

LEO

Ouais, la centrale de Saint Laurent…

YAPHET

Lui demander quoi ?

LEO

Par exemple, si les cheminées ne fument plus, c’est éteint ou non ? Est-ce que c’est un danger… enfin, la totale…

Yaphet tape quelques commandes, regarde son écran, fait défiler le résultat de sa requête, fronce les sourcils, fait encore défiler un texte assez long.

ALI

Alors… elle dit quoi ?

YAPHET

Je sais pas trop… comment interpréter le flux de données.

LEO

Tu peux nous faire une synthèse ?

YAPHET

Bon… ok, je synthétise, de deux choses : soit la centrale s’est arrêtée au moment du premier « signal » avant hier soir… si c’est ça elle devrait normalement être dans une phase de refroidissement.

ALI

(regarde les cheminées et sourit)

On est morts…

JUSTINE

(mangeant un sandwich, s’avance vers Ali et Leo)

Vous parlez de quoi ? Je peux m’incruster ?

YAPHET

Soit elle n’était pas en activité au moment du signal.

LEO

Et ?

YAPHET

Et rien…

LEO

Putain Yaphet, je suis pas autiste… je comprends pas ce que tu veux nous dire entre les lignes.

JUSTINE

(se tourne vers Yaphet)

T’es autiste ? Je croyais que t’étais juste hémophile.

ALI

(vers Leo)

Pour la faire court… si la centrale n’était pas active, c’est circuler, il n’y a rien à voir. Mais si la centrale était active, alors elle s’est mise en mode arrêt d’urgence après le signal…

LEO

(observe les cheminées)

Bon ben ok… tout est parfait, elles ne fument pas ? C’est bon signe non ?

ALI

(ironique)

T’as rien compris ?

LEO

Bordel, mais expliquez-moi clairement le problème !

JUSTINE

(la bouche pleine)

C’est vrai ça, on comprend rien. Mais vous parlez de quoi exactement ?

ALI

Les cheminées ne fument pas, donc c’est qu’il y a un problème de refroidissement ! Le coeur du réacteur va nous faire une belle fusion… ce qui était annoncé d’ailleurs. Hein ? Stillman !

LEO

(perplexe)

Et pourquoi ? Yaphet vient de dire qu’elles auraient pu être à l’arrêt bien longtemps avant…

ALI

A l’arrêt ? Comment ça ? Avant le signal ? Mais mon pauvre ami, t’es en France ici, le pays de l’énergie nucléaire… ! T’es en plus dans un couloir de zones d’activités… comment tu alimentes toutes ces entreprises ? Hein ? Stillman !

JUSTINE

(vers Ali)

Mais c’est quoi ton délire avec tes Hein Stillman  ?

YAPHET

Il a raison, c’est improbable que cette centrale ait été à l’arrêt avant ces deux jours.

ALI

(sourire narquois)

La centrale s’est arrêtée, mais le système de refroidissement n’a pas été activé.
Haben Sie verstanden, Herr Stillman ?

JUSTINE

(vers Ali)

Tu parles l’allemand toi maintenant ?

YAPHET

(consulte son écran)

Normalement, après une extinction des réacteurs, il faut 3 à 7 jours de refroidissement.

LEO

(une main sur son front)

D’accord, OK… alors je vais répéter à ma façon pour que ce soit bien clair : même si la centrale s’est arrêtée depuis 2 jours, ces putains de cheminées devraient fumer, signe du refroidissement des réacteurs.

ALI

Sadaqqah al-haqq !

JUSTINE

ça veut dire quoi Sacacadahack  ?

YAPHET

(vers Justine, en souriant)

La vérité s’est manifestée.

LEO

(inquiet)

Si pas de refroidissement, c’est un risque que les réacteurs entrent en fusion.

JUSTINE

Vous parlez, vous parlez, mais vous oubliez dire l’essentiel :

(prend une pose, grimace, voix hystérique)

ON VA TOUS CREVER bahahahahahaha !

ALI

Oh putain, Don’t Look Up  ! Le meilleur film de tous les temps !

LEO

Yaphet, sors moi le drone… Tu sais le piloter non ?

YAPHET

Oui, c’est assez facile… mais… on a des drones ?

LEO

J’en ai récupéré un lorsque je faisais mes courses… Tu as un carton à l’arrière du 4×4, sors le vite, et place le drone juste au-dessus des cheminées…

ALI

(fais la moue)

Je suis pas sûr qu’il arrive jusque là-bas… c’est une zone protégée… ils doivent avoir un système anti drone qui te dérègle ton truc avant même qu’il franchisse la clôture…

LEO

C’est bon, on va essayer… ça nous coûte rien.

ALI

Tu parles pour toi… t’es pété de thunes, ça coûte un bras ces choses-là, hein Stillman !

LEO

Pourquoi t’as pas fait acteur alors ?

ALI

Quoi, pour me taper des rôles de nain lubrique ?

LEO

Ben non… t’as pas encore vu mon dernier film…

ALI

Je croyais que c’était un navet ?

LEO

Peut-être, mais je sauvais le monde… et sans une scène de cul.

(regarde Yaphet)

Allez mon grand, fais nous voler l’engin le plus loin possible…

Le drone est rapidement déployé. Assez imposant pour un modèle grand public, il est équipé d’une télécommande longue portée avec écran intégré. Un casque à vision autonome est également fourni. Leo s’en empare aussitôt et l’enfile sans attendre.

LEO

Tu peux le diriger sans ça non ?

YAPHET

Oui, j’ai un retour très net sur l’écran. Le drone, c’est un modèle spécial pour les pompiers je crois… il y a même une caméra thermique !

LEO

Je vois ça… ça affiche plein de données dans mon casque, c’est le top ! Si tu l’approches suffisamment de la cheminée, on pourra peut-être savoir si de la chaleur s’en dégage…

ALI

(à Leo)

Vas-y, file moi le casque… j’ai envie de regarder aussi !

Paul, Manon et Justine s’approchent de Ali comme pour faire la queue. Ce dernier fait une grimace exagérée et les toise comme un videur à l’entrée d’un club privé.

ALI

Qu’est-ce que vous foutez là ? C’est une mission scientifique d’exploration, pas un stand de kermesse.

JUSTINE

Et alors… on veut voir nous aussi, qu’est-ce que tu crois ?

ALI

(emphatique)

Arrière naine nanarchiste !

JUSTINE

(sourit)

Naboléon… je vais t’appeler comme ça maintenant !

(se tourne vers Leo)

Leo, on veut voir là… dépêche !

LEO

(retire le casque, surpris par l’attroupement)

Putain ! Qu’est-ce que c’est ?

À ce moment précis, un objet triangulaire, noir, immense — au moins deux cents mètres de côté — surgit au-dessus des champs. Il file droit vers la centrale, en silence, à une vitesse déconcertante. C’est probablement le même engin que celui aperçu deux jours plus tôt, sur le toit de l’hôpital américain. Il ralentit brutalement, puis se fige, suspendu dans les airs, juste au-dessus des cheminées. Immobile. Surréaliste.

ALI

(excité)

Ouah ! Ça y est ! Il est revenu ! Putain, sortez tous vos téléphones, filmez !

Yaphet reste figé, les yeux grands ouverts, choqué par ce qu’il voit. Ses mains ont quitté les commandes, suspendues en l’air. Manon et Paul observent la scène avec un émerveillement presque enfantin. Un peu plus loin, Justine et Ali, debout sur une table, ont dégainé leur smartphone et filment en silence, le souffle court.

Leo a remis son casque et reprend le contrôle, lançant des instructions précipitées à Yaphet.

LEO

Il faut s’approcher, vite… rapproche-toi de l’engin… tu enregistres au moins ? Enregistre ! Je vois pas le voyant !

(pause, haletant)

Ouah… c’est démentiel… unique… jamais vu ça… incroyable…

Soudain, une déflagration trouble le silence. Un missile fend l’air, à basse altitude, fonce droit sur l’aéronef triangulaire. Puis, sans avertissement, son vacarme s’interrompt net. Les propulseurs s’éteignent d’un coup. Le missile, privé de force, chute comme un simple rondin, inerte, et s’écrase au sol sans exploser.

Le « triangle » ne bouge pas. Il reste là, suspendu au-dessus des cheminées, parfaitement immobile. Quelques secondes plus tard, de la fumée commence à s’échapper doucement d’une première cheminée… puis de la seconde.

Lorsque le drone s’approche, il se met brusquement à trembler, perd le contrôle, et tombe à la verticale, comme attiré au sol.

L’aéronef, lui, disparaît en un instant dans un éclair de lumière blanche, intense, silencieuse.

On voit à présent d’épais panaches de vapeur s’élever lentement des gueules bétonnées de la centrale, s’enroulant dans le ciel comme une respiration revenue.

Leo retire son casque, les yeux écarquillés, figé, comme hypnotisé par la scène totalement irréelle à laquelle il vient d’assister. Il se tourne vers Ali et Justine, toujours debout sur la table, les smartphones pointés vers le ciel, à l’endroit précis où l’aéronef s’est volatilisé. Manon et Paul sont retournés s’asseoir, calmement, comme on regagne sa place après la fin d’un spectacle. Yaphet, qui a posé sa télécommande et s’est mis devant l’écran de son portable, vient rompre le silence.

YAPHET

L’assistante est en train d’analyser la vidéo du drone. Je crois que c’est du lourd…

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