Dans l’air tiède matinal de ce mois de mai anormalement chaud, la lumière du jour semble grise. La pestilence des chairs en décomposition est devenue plus forte. Dans la cour intérieure de l’ambassade, les survivants s’activent en gestes lents, alourdis par le poids du souvenir.
Les échos sinistres du drame de la veille les hantent encore. Trois enfants ont été foudroyés, terrassés par le glas d’une horloge au compte à rebours inique, sans la possibilité d’une grâce, d’un quelconque sursis.
Ils se sont accordés ensemble sur l’essentiel : il est grand temps de quitter la ville, de fuir le grand cloaque parisien vers une destination refuge. Depuis l’esplanade de l’ambassade américaine de Paris, autrefois cour mondaine pour de grands ballets diplomatiques, s’organisent à présent les derniers préparatifs d’une poignée de survivants avant leur départ vers un avenir incertain, en terre inconnue.
Leo Stillman, en fouillant le parking souterrain, tombe sur une rangée d’emplacements réservés ; ce sont deux véhicules dont la carrosserie est recouverte de bâches beiges. Il retire chacune des toiles en tissus épais et poussiéreux et découvre deux gros et rutilants 4×4 flambant neufs ; cette trouvaille lui fait recouvrer le sourire.
L’un, un Humvee version diplomatique, arbore une carrosserie noire mate, des pare-buffles, des vitres blindées teintées, un intérieur en cuir synthétique, et une radio intégrée.
Le second, plus récent, ressemble à un prototype hybride : châssis long renforcé, roues tout-terrain, coque composite, radar de proximité intégré. Leo découvre des plaques de blindage amovibles sous les sièges, un écran central est relié au réseau satellitaire toujours actif.
Les sièges et l’intérieur complet de l’habitacle sont recouverts d’un film plastique transparent. A l’ouverture des portières, la bonne odeur du neuf, encore vierge ; Leo se met à déchirer frénétiquement les protections.
LEO
(se parlant à lui-même)
Et dire que je connais des gens qui gardent ces fichus plastiques sur les sièges, ça te fait suer comme un âne.
Les véhicules sont conduits par Paul et Yaphet et garés au centre la cour. Aucun d’eux n’a véritablement un permis de conduire, mais ce sont les seuls, avec Manon, dont la taille est adaptée au format des deux 4×4. Les coffres ouverts, chacun s’affaire à présent à ranger son matériel et organiser les habitacles pour un voyage vers une région isolée du centre de la France.
Ali Maaloum, docteur en biologie médicale et désigné médecin à tout faire du groupe, a transformé une valise militarisée en mallette médicale : antibiotiques, antidouleurs, corticoïdes, épipens, bandelettes. Il griffonne sur un calepin les combinaisons de traitements possibles selon les cas — coupures, brûlures, traumatismes, hémorragies et même radiations. Il a ce calme qu’ont ceux qui savent que le pire est encore à venir.
Yaphet, le « génie » en informatique, redescend du dernier étage. Dans la salle « des espions », il a pu récupérer deux antennes paraboliques pliables, un terminal SATCOM, un lot de disques durs de très grande capacité, un routeur Cisco ISR, des modules cryto FIPS 140-2, plusieurs batteries lithium. Son laptop blindé, étanche, militarisé, à écran durci, doté d’une interface cryptex est rangé dans un caisson de transport rigide noir.
Manon, berce son « bébé », une jeune fille d’environ un an et demi, dont la tête dodeline sur son épaule, le regard grand ouvert, curieux, attentif au moindre bruit. L’enfant en bas âge, retrouvé dans la pièce sécurisée de l’ambassade et étrangement, ou temporairement, épargné par le « signal » est devenu « sa fille » dans la pensée personnelle, mais terriblement logique de cette jeune femme.
Paul tente de caser le maximum de matériel dans le nouveau véhicule qu’il a hérité ; Manon a bien voulu lui remettre les clés, en conservant toutefois un double. Il constate que le revêtement plastifié qui recouvre les sièges et le sol de son 4×4 « tout neuf » est déchiré, lacéré par endroit.
PAUL
(à Manon)
Il ne fallait pas enlever le plastique, ça protège bien les sièges.
MANON
Il faut dire ça à Leo, il est un peu idiot parfois.
PAUL
Ça sent bon dedans. J’aime sentir l’odeur quand c’est neuf.
MANON
(regarde le tableau de bord)
L’intérieur est tout beau, mais il manque un siège pour le bébé.
PAUL
(prévenant)
J’en ai déjà trouvé un. Il était dans une voiture là-bas. Je l’ai déjà placé à l’arrière.
MANON
(s’adressant au bébé)
Oh oui ! Regarde mon coeur, il y a un beau petit siège pour toi.
Leo et Ali se sont volontairement mis à l’écart ; assis chacun sur une caisse de rangement tactique. Ils profitent d’un petit moment de répit et observent Justine, non loin, concentrée, à genoux devant un alignement d’armes à feu placées selon une thématique bien précise. « L’excentrique petite naine » comme l’a surnommé Ali a récupéré ce qu’elle pouvait de pistolets automatiques, fusils M4, Famas, HK416F, grenades, gilets pare-balles, sans compter un stock imposant de munitions de tous types empilées dans des caisses métalliques marquées et référencées.
ALI MAALOUM
(à Justine)
Je croyais qu’on avait dit de laisser tomber ce délire ?
JUSTINE
(sans se distraire)
Et moi je croyais que Leo était d’accord…
LEO
Euh… disons que je ne me suis pas vraiment prononcé sur le sujet, mais bon…
ALI MAALOUM
Et Manon, ta copine ? T’as oublié… « les armes, c’est mal ».
LEO
C’est pas une réplique de Barbara Bush ça ?
ALI MAALOUM
J’aurais dit plutôt : « La guerre, c’est mal… » c’était dans les citations finales du jeu « Operation Flashpoint » , quand t’étais mort… l’écran te sortait une phrase à la con sur la guerre.
LEO
(à Justine)
Sincèrement, je pensais pas non plus te voir avec un flingue…
JUSTINE
(portant un HK416F, face à Leo)
Tu pensais mal… Mes parents étaient militaires.
LEO
(étonné)
Sans déc ?
JUSTINE
(étonné)
Mon padre était juteux-chef dans la Légion étrangère, le genre chinetoque méchant avec un béret vert. Et ma mère était capitaine de l’armée de l’air.
ALI MAALOUM
(pas impressionné)
Vache… et, comment dire… le mariage… il a duré… quoi ? Neuf mois ?
JUSTINE
Pourquoi tu dis ça ? Ça fait 30 ans qu’ils sont ensemble pauvre con.
ALI MAALOUM
Ben… généralement, un sous-off, Légionnaire… obligé de saluer chaque matin sa femme au garde à vous… à la fin…
JUSTINE
Si ta femme était chirurgienne, c’est obligé pour elle d’aller consulter un autre chirurgien pour qu’il lui prescrive des suppositoires ?
LEO
(recrache sa bière)
Merde…
ALI MAALOUM
(imperturbable)
Bon peut-être… mais tu sais, l’Armée de l’air, c’est pas vraiment des militaires pratiquants.
(s’adressant à Leo)
C’est vrai ça ! Quand j’étais en mission pour Médecins sans Frontières, j’ai même connu un colonel d’une base aérienne qui allait exprès visiter un camp de la Légion pour se faire saluer dignement.
JUSTINE
Je ne vois pas le problème. Tu n’as pas dû souvent jouer au docteur toi on dirait ? Tu le sors souvent ton stéthoscope au lit ?
ALI
(piqué)
Bah, ne me dis pas qu’ils sont tous très nets dans la Légion, il y a pas mal de criminels, de vrais tueurs…
JUSTINE
(en défense)
Mais tu connais que dalle en fait. Tu sais, le légionnaire repris de justice, c’est vraiment plus d’actualité. C’est plutôt des diplômés, avec minimum deux années d’études supérieures maintenant… Ils font ça pour le fun, durant 5 ans et après ils se barrent…
LEO
(intéressé)
Ton père était étranger ?
JUSTINE
Mon père venait de Pékin. Il s’est engagé sur un coup de tête lors d’un voyage d’études en France. Il avait fait un pari avec un de ses potes en passant devant un centre de recrutement. Il y est finalement resté 27 ans.
ALI MAALOUM
27 ans ! Vache, c’est du paquetage… respect.
JUSTINE
Il devait récupérer ses galons de Major pour la retraite, mais il a filé un pain à un jeune lieutenant tout juste sorti de l’école.
LEO
Ah… c’est toujours comme ça. Après quelques années de métier, on a plus tellement envie de recevoir des coups de pied au cul par des gamins.
ALI MAALOUM
En tout cas, cela ne me rassure pas vraiment de voir tous ces flingues.
JUSTINE
Qu’est-ce qui te fait peur ?
ALI MAALOUM
Déjà, la peur d’avoir à nous en servir… pour des conneries. Et puis je me méfie des sautes d’humeur de types armés, ça finit toujours mal, même sur des broutilles.
LEO
(fayot)
C’est jamais le flingue qui est en cause, mais celui qui le tient.
ALI MAALOUM
(contrarié)
C’est bien ce que je dis ! Mais au fait, c’est l’Amerloque affilié à la NRA qui parle là ?
JUSTINE
Tu sais, si je mesurais pas 1 m 12 debout sur une chaise, les bras levés, eh bien je serais devenue militaire.
LEO
(avalant de travers sa bière)
Pardon ?
ALI MAALOUM
Quoi, avec ta dégaine de punk à chien ? Ton style genre «j’emmerde la planète entière et je chie sur l’autorité» ?
JUSTINE
Vous avez vraiment un problème de vue vous autres, c’est pas vos bras et vos jambes qui sont miniatures, mais votre cerveau.
Si je devais retenir une seule leçon de mes parents, c’est qu’ils n’aimaient pas la guerre et encore moins la faire… mais ils refusaient catégoriquement de la subir.
LEO
(se lève, jette sa canette)
Tout est dit… bon, sinon, on se fixe un itinéraire ? Yaphet ! ramène-toi mon grand !
Yaphet, qui discutait avec Paul des quelques différences entre les deux véhicules qu’ils vont devoir conduire, s’approche du petit groupe en retrait. Il fait un pas de côté en voyant Justine armer un fusil d’assaut et presse le pas en découvrant l’arsenal étalé sur une bâche et prêt à être embarqué.
LEO
Yaphet… tu a pu vérifier ce que je t’ai demandé ?
YAPHET
(regarde Justine avec curiosité)
Oui, je l’ai fait ce matin. J’ai pu accéder aux caméras des autoroutes A6 et A10 sur une grande partie du chemin.
LEO
C’est bon ? C’est dégagé ?
YAPHET
Je pense que ça va le faire.
ALI MAALOUM
(dubitatif)
Elles sont généralement bien fréquentées ces autoroutes…
YAPHET
Oui, on peut voir des carambolages assez sérieux, mais dans l’ensemble, c’est praticable. On pourra pas faire du 160 tout le temps, mais sur une bonne partie, on gagnera du temps de trajet.
LEO
Emballé c’est pesé, en route pour le plateau de Millefeuille…
ALI MAALOUM
Millevaches ! Putain, Leo, si tu comptes rester ici, va falloir qu’on te cause en français, sinon tu vas finir commeJane Birkin…
Elle disait encore « le voiture » , ou « la musée » même après un demi siècle passé à Paris.
LEO
Déjà que j’étais un gros nul en espagnol…
(théâtral)
Heureusement pour moi et ma grande et fière nation, la quasi totalité de la planète parle l’anglais.
ALI MAALOUM
Sauf que l’anglais n’est pas parlé par la quasi totalité des Français.
LEO
(faussement étonné)
C’est vrai ? j’avais pas remarqué…
(plus sérieux)
C’est dû à quoi, au fait ?
ALI MAALOUM
(sourire malicieux)
Concours de bite qui a mal tourné, j’imagine… Va leur demander aux Anglais pourquoi ils roulent toujours à gauche…
LEO
Je reconnais que c’est tordu. Enfin… vue d’ici.
ALI MAALOUM
Et encore…
Une fois, les Rosbeefs ont fait crasher une sonde à cause d’une confusion entre le système impérial et le système métrique.
LEO
(surpris)
Tu déconnes ? C’est une blague ?
ALI MAALOUM
Absolument pas… c’était sur Mars.
Moi, qui adore l’espace… ça m’a fait marrer une semaine.
Tes cousins à la Nasa, eux, ont moins apprécié.
LEO
Bah, on peut leur pardonner au moins ça.
Tu sais, si les Brits avaient fait comme tout le monde, à une certaine époque…je pense qu’aujourd’hui, on serait tous en train de bouffer de la choucroute sous le portrait du Führer.
(regarde mieux Ali)
Et encore, dans ton cas, il aurait fallu au moins être blond, aux yeux bleus.
ALI MAALOUM
(regard torve)
Sale con !
Et c’est le juif qui parle ?
Tu crois que le petit moustachu t’aurais éparné ?
LEO
(sourire en coin)
Juif peut-être, mais non circoncis.
T’en connais combien ?
Imparable chez les abaisseurs de slip !
Et je me serais fait passer pour un aryen à la noix.
Tranquille.
ALI
Une place de grand nain à la cour de Göring, peut-être ?
Ou montreur de zguegue professionnel ?
Oh toi là, le bouffon avec ton chapeau à grelots, montre-la nous !
Zeig uns deinen Schwanz, Zwerg !
C’est fou comme ces types-là étaient obsédés par le cul et les couilles.
LEO
(pensif, grave)
Je crois pas, non.
Sinon, on aurait eu l’histoire de milliers de jolies filles épargnées dans les salles de déshabillage de Birkenau.
Ça n’a jamais été le cas.
ALI
(interloqué)
Birkenau ? Putain, comment tu connais le nom scientifique de l’anus mundi ?
LEO
Tu sais, j’étais pas totalement idiot non plus.
Avant de faire le comédien, j’ai obtenu un master en histoire contemporaine, spécialité troisième empire allemand de mes deux couilles.
J’ai même été payé pour un voyage à Lyon, recherches sur les enfants d’Izieu, dans l’Ain.
Mes parents qui voulaient ça.
ALI
(sidéré)
Ouah ! J’en reviens pas !
Là tu me scotches sur le mur.
T’aurais fait un putain d’historien.
Un authentique nain de bibliothèque !
LEO
(clin d’œil)
Bon, on se met en route d’ici 10 minutes.
Pause pipi pour tout le monde maintenant.
Justine s’approche des deux hommes, elle tient en main un talkie-walkie et le donne à Ali.
JUSTINE
Ça vous évitera d’utiliser le téléphone, le réseau risque pas de tenir longtemps.
ALI MAALOUM
(il pointe du doigt Leo)
C’est à lui qu’il faut dire ça.
JUSTINE
(à Leo)
T’es au courant qu’après 300,000 appels, ta carte SIM est définitivement bloquée ?
LEO
(appuie ostensiblement sur « Call »)
Bizarre, je viens de faire le 300,001e appel…
Mon compte super gold-diamond-platinum peut-être ?
ALI MAALOUM
(acquiesce, fixe Justine)
Si être pété de thunes ne donne pas quelque avantage… où va le monde ?
JUSTINE
(autoritaire)
Les flingues vont dans votre caisse.
Moi, je serai avec Paul et Manon.
On passe en tête de convoi.
Justine s’éloigne, donne des instructions à Yaphet et Paul pour qu’ils placent le stock d’armes et les munitions dans l’autre 4×4.
ALI MAALOUM
Là, comme ça, à vue de nez… je dirai que tu viens de perdre le premier rôle.
LEO
C’est parfait… ça me laissera le temps de trouver un moyen de rejoindre les USA.
ALI MAALOUM
T’as encore cette idée en tête ?
LEO
Je n’ai que cette idée en tête.
L’obstiné, c’est toi.